Lors de la campagne présidentielle, Emmanuel Macron avait sans doute été l’un des candidats qui avait le plus théorisé ce que devait être la fonction du chef de l’Etat. Après l’hyperprésidence tout en rupture de Nicolas Sarkozy et la présidence "normale" mais bavarde de François Hollande, le candidat s’était ainsi longuement référé à la théorie d’Ernst Kantorowicz sur "les deux corps du roi". Selon cet historien allemand, le roi possède un corps terrestre et mortel comme n’importe lequel d’entre nous, mais également un corps politique, immortel, dépositaire de l’âme du pays. Dans la plupart des démocraties d’Europe, ces deux corps sont séparés : d’un côté un roi, une reine ou un président sans pouvoirs et de l’autre un Premier ministre qui dirige les affaires du pays. Mais en France – cette monarchie républicaine voulue par le général de Gaulle – les deux corps sont incarnés par la même personne : le président de la République.
Ainsi, Emmanuel Macron doit à la fois prendre du recul, de la hauteur, se hisser au niveau de l’histoire du pays ; et en même temps régler les contingences de la vie politique. L’épidémie du Covid-19 montre toute la difficulté de tenir les deux rôles à la fois. Le Président ne s’exprimerait que pour inscrire son action dans le temps long – à l’image de la reine Elizabeth II – qu’on lui reprocherait d’être déconnecté de ses concitoyens. Il ne s’occuperait que des dossiers politiques et techniques qu’on lui reprocherait, a contrario, de n’avoir aucune vision de long terme pour le pays et la place de la France dans le monde.
Depuis le début de la crise du coronavirus, Emmanuel Macron cherche donc à placer le curseur au bon endroit, une tâche d’autant plus ardue que cette épidémie est mouvante et qu’il ne dispose pas dans son gouvernement de poids lourds politiques indispensables en temps de crise. Dès lors, autant les prises de paroles solennelles d’Emmanuel Macron ont été bien accueillies par les Français, qui adhérent toujours à l’union nationale indispensable face à l’épidémie, autant ses nombreux déplacements, avec ou sans masque, ont brouillé le message du gouvernement dont la communication s’est révélée chaotique et contradictoire (sur les masques ou les tests), ce qui fait douter les Français sur sa capacité à gérer l’épreuve.
En s’exprimant hier pour la quatrième fois, Emmanuel Macron devait donc à la fois répondre aux critiques, préciser l’action de l’exécutif et fixer un cap, ouvrir un horizon sur le monde d’après. Le 16 mars, il avait parfaitement pressenti le choc qu’allait représenter l’épidémie en estimant que "beaucoup de certitudes, de convictions sont balayées, seront remises en cause" et que "le jour d’après, quand nous aurons gagné, ce ne sera pas un retour au jour d’avant." Il promettait d’en tirer "toutes les conséquences".
Son intervention d’hier a effectivement esquissé des pistes pour les mois à venir mais il reste beaucoup à faire pour répondre aux attentes des Français, et adopter une politique bien différente de celle menée jusqu’à présent. Après trois ans de réformes libérales, c’est aujourd’hui le besoin de l’Etat providence qui se fait sentir, la nécessité de relocaliser certaines productions clés, de retrouver une certaine souveraineté de la France et de l’Europe, de sanctuariser certains secteurs, de soutenir les services publics. Autant dire une révolution pour les Marcheurs, une "refondation" toutefois parfaitement identifiée hier par le President : "Sachons nous réinventer, moi le premier." Emmanuel Macron saura-t-il, sans se renier, passer de Président réformateur à Président protecteur, et en convaincra-t-il les Français ? C’est toute la question de la sortie du confinement, la clé du jour d’après.
(Editorial publié dans La Dépêche du Midi du mardi 14 avril 2020)