C’était en mai 1987. Mathias Rust, jeune aviateur allemand de 19 ans, entame un périple à bord de son Cessna 172. Il décolle de l’aéroport d’Uetersen, près de Hambourg, pour se rendre en Islande, en Norvège, en Suède et en Finlande, sa dernière étape avant de rentrer au pays. Mais le 28 mai, il s’écarte de son plan de vol et se dirige vers l’URSS. À 19 h 24, après 800 km au-dessus du territoire soviétique, il survole la place Rouge de Moscou puis atterrit le long du Kremlin devant une population médusée, au nez et à la barbe des autorités, humiliées. Cet exploit, sans doute permis par un relâchement de la sécurité aérienne en raison de la fête officielle des gardes-frontières ce jour-là, donne l’occasion à Mikhaïl Gorbatchev de limoger son ministre de la Défense, le responsable de la défense aérienne et quelque 2 000 officiers récalcitrants face à la glasnost et la perestroïka que voulait mettre en place le jeune Secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique.
37 ans plus tard, ce 30 mai 2023, les attaques de drones qui ont frappé Moscou au cœur, tout aussi humiliantes, peuvent-elles être ce grain de sable à même de faire basculer la guerre en Ukraine ? On n’en est évidemment pas là et on ne compte plus d’ailleurs les « tournants » dans cette guerre qui se sont, au final, révélés n’être que les nouveaux chapitres de ce terrible conflit aux portes de l’Europe. Toutefois, cet épisode des attaques de drones sur Moscou, qui ont touché notamment des immeubles d’habitation, semble avoir provoqué comme un électrochoc dans une partie de la population russe, encalminée depuis un an et trois mois dans la propagande du Kremlin qui martèle toujours le récit de son « opération militaire spéciale » pour « dénazifier » l’Ukraine.
Si l’on ne saurait évidemment cautionner des attaques sur des cibles civiles, force est de constater que ces bombardements par drones, à Moscou comme dans la région de Belgogrod, permettent – davantage que de galvaniser le moral des Russes et de renforcer leur soutien à Vladimir Poutine – d’instiller le doute et de faire ouvrir les yeux de l’opinion russe sur la réalité de ce que veut lui cacher le Kremlin : une guerre qu’il mène depuis le 22 février 2022, marquée par d’incessants bombardements par drones et missiles sur des villes ukrainiennes, de Kiev à Marioupol, de Kharkiv à Bakhmout…
Tout en se félicitant de l’efficacité des forces anti-aériennes, Vladimir Poutine a pris soin de s’exprimer publiquement, sans doute bien conscient de l’impact psychlogique d’attaques au cœur de la Russie, pour annoncer un renforcement de la défense de Moscou... preuve qu’elle n’est pas si efficace que cela face à des drones devenus des armes déterminantes dans la suite du conflit.
Car c’est l’autre enseignement des attaques des derniers jours : la prééminence des drones. Drones de reconnaissance, de combat ou kamikazes, ils jouent depuis 15 mois un rôle déterminant dans les combats. Ils ont pour partie assuré la résilience et l’incroyable résistance ukrainiennes, permis aux Russes d’économiser des missiles. Ils redéfinissent la vision du champ de bataille comme la façon dont les guerres vont se mener. L’irruption de l’intelligence artificielle dans les drones de nouvelle génération, toujours plus autonomes, dessine les contours des guerres de demain, plus complexes, hybrides et de haute intensité. Des guerres qui soulèvent d’importants questionnements éthiques sur la place de l’homme et le contrôle qu’il ne saurait abandonner à des intelligences informatiques.
(Editorial publié dans La Dépêche du Midi du vendredi 2 juin 2023)