Le premier vol commercial d’un avion conçu en Chine constitue assurément un tournant pour le secteur chinois du transport aérien, qui souhaite rivaliser depuis longtemps avec ses concurrents occidentaux Boeing et Airbus, mais également pour l’aéronautique mondiale tant la Chine constitue toujours la locomotive du secteur. Au cours des vingt prochaines années, en effet, le trafic aérien chinois devrait croître de 5,3 % par an, soit nettement plus rapidement que la moyenne mondiale estimée à 3,6 %. Cela se traduira par une colossale demande de 8 420 avions passagers et cargo d’ici 2041, soit plus de 20 % de la demande mondiale totale d’environ 39 500 nouveaux avions au cours des deux prochaines décennies.
Cet eldorado-là attise évidemment depuis longtemps les appétits des deux géants américain et européen Boeing et Airbus. Depuis les années 90, ce dernier a entrepris de nouer des partenariats avec les Chinois au point de co-créer une usine de montage d’A320 à Tinajin, usine qui va prochainement doubler ses capacités. Méfiant quant au partage de ses technologies, Boeing s’est finalement rallié lui aussi à l’idée de nouer des partenariats pour conquérir une partie du mirifique marché de l’aviation chinoise.
Si le C919 est un tournant pour la Chine, qui cherche à devenir autonome dans le secteur des technologies et a beaucoup investi dans la production de ce premier avion de ligne, il est encore loin de constituer une menace pour l’A320 neo ou le B737 Max 8, les deux appareils qu’il entend défier. Car si cet avion est bien construit par l’entreprise d’État chinoise Comac, de nombreuses pièces de l’engin proviennent d’autres pays, des États-Unis, de France, d’Allemagne ou du Royaume-Uni. D’évidence, cet appareil n’aurait pu voir le jour sans le savoir-faire des Occidentaux en matière aéronautique. D’autre part, le C919 ne volera qu’en Chine et dans quelques pays d’Afrique : l’appareil n’a pas été certifié par la FAA (Federal Aviation Administration) ni par l’EASA (European Aviation Safety Agency). Reste que le C919 peut faire mal à Airbus et Boeing sur son marché domestique. Les compagnies chinoises vont jouer à fond la carte patriotique et Pékin a d’ores et déjà demandé à Comac de réduire le nombre de pièces étrangères, ce qui prendra toutefois un certain temps.
Cette stratégie d’autonomisation technologique doit être prise très au sérieux car elle ne concerne pas que l’aéronautique. Elle s’applique avec succès dans d’autres domaines où la Chine est devenue leader ou en passe de l’être. Elle est ainsi devenue en quelques années le principal acteur mondial du solaire, représentant près des deux tiers des investissements mondiaux, et détenant 75 % du marché mondial… Pour les voitures électriques, le pays est le seul au monde à maîtriser la totalité de la chaîne avec une situation de quasi-monopole dans certains domaines pour les batteries. 54 % des voitures électriques sont produites en Chine et le pays est pour la première fois devenu le premier exportateur mondial d’automobiles au 1er trimestre 2023, supplantant les Européens dont l’automobile était pourtant le grand domaine industriel.
Aéronautique, automobile, énergies renouvelables, mais aussi espace, défense, télécoms, informatique quantique, intelligence artificielle… La Chine, qui n’est plus le pays le plus peuplé du monde, accélère tous azimuts. Une nouvelle donne qui doit particulièrement réveiller les Européens sur la réindustrialisation, la recherche-développement et l’innovation, gages de leur souveraineté.
(Editorial publié dans La Dépêche du Midi du jeudi 1er juin 2023)