Le mot tournant a été utilisé tellement souvent depuis le début de la guerre en Ukraine, suscitant craintes ou espoirs, qu’il convient de rester prudent. Toutefois, la rébellion totalement inédite enclenchée vendredi soir par Evgueni Prigojine, l’ombrageux et ambitieux patron du groupe paramilitaire russe Wagner, en dit long sur l’état de déliquescence et finalement la faiblesse du pouvoir de Vladimir Poutine. Même si, au final et presque in extremis, Prigojine a fait machine arrière hier soir en interrompant la colonne de véhicules de ses quelque 5 000 hommes qui fondaient sur Moscou barricadé, pour éviter de faire « couler du sang » en Russie, l’épisode va laisser des traces. Il dessine même peut-être les prémices de l’après-Poutine après 23 ans d’un pouvoir brutal et sans partage.
En arrivant à la tête de la Russie, Vladimir Poutine, ancien agent du KGB, avait tout fait pour verrouiller et sécuriser sa position, évinçant les oligarques qui ne lui étaient pas favorables – nombreux sont ceux qui sont morts dans de malheureux « accidents » – en promouvant d’autres dans une Russie post-soviétique en pleine recomposition, nommant à tous les postes clés de l’État des hommes à lui qui lui doivent tout et dont il s’assurait la fidélité par la menace ou des prébendes. Evgueni Prigojine était jusqu’à vendredi soir de ces hommes-là et peut-être un peu plus encore. Le petit délinquant de Leningrad qui a fait 10 ans de prison doit tout à Vladimir Poutine, rencontré à l’orée des années 2000, qui a fait sa fortune via de mirifiques contrats d’État. Mais vendredi, d’évidence, la créature a échappé à son maître.
Vladimir Poutine aurait pourtant dû se méfier de cet ami bien efficace pour conduire les basses œuvres de son régime en Afrique, en Syrie ou en Ukraine avec ses mercenaires redoutables. Depuis des mois, Prigojine ne cessait de multiplier les critiques contre l’état-major de l’armée, fustigeant les erreurs commises en Ukraine, poussant ses coups de gueule sur Telegram, se mettant en scène en tenue de combat en prenant à témoin l’opinion russe de ses exploits. Faute d’avoir tenu la bride courte à son chien de guerre, Poutine se rend compte, un peu tard, que celui-ci s’est émancipé. Reste maintenant à savoir, dans ce duel, lequel des deux peut sortir vainqueur.
En renonçant à entrer dans Moscou, et donc finalement en renonçant à mener à terme le coup d’État qui semblait se dessiner, Prigojine reste en position de force pour faire valoir ses exigences et obtenir de nouveaux avantages en attendant le moment opportun pour retenter sa chance. Il constitue comme une épée de Damoclès au-dessus de la tête de Vladimir Poutine. Mais ce dernier, si usé et fatigué soit-il après deux décennies de pouvoir, peut tout aussi bien ressortir renforcé de cette séquence s’il conserve le soutien des oligarques, effrayés par la violence brute du nationaliste Prigojine qui les voue aux gémonies.
(Editorial publié dans La Dépêche du Midi du dimanche 25 juin 2023)