Derrière l’amende record infligée à Doctolib par l’Autorité de la concurrence le mois dernier pour des pratiques anticoncurrentielles qui remontent à 2018 émergent deux sujets d’importance, l’innovation et la régulation d’un côté, la souveraineté et la transparence de l’autre. Deux enjeux qui dépassent le cadre français et sont stratégiques pour l’Europe.
Certes, nul n’est au-dessus de la loi et si Doctolib a enfreint des règles en développant ses innovations, il est logique qu’il en paie les conséquences. On peut toutefois s’étonner que la décision de l’Autorité tombe sept ans après les faits, autant dire une éternité à l’échelle du numérique. Car entre-temps, le marché de la prise de rendez-vous médicaux et de la téléconsultation a évidemment évolué, bouleversé par la pandémie de Covid. En sept ans, la start-up Doctolib s’est développée, a lancé de nouveaux services, s’est déployée à l’étranger et, en France, est devenue quasi incontournable. Si elle n’a pas un monopole, elle occupe une position hégémonique qui peut être légitimement questionnée quant à son impact sur le fonctionnement du système de santé.
Mais il convient aussi de regarder honnêtement à quoi est dû son succès : Doctolib a répondu à une forte attente des Français et des praticiens en leur proposant un outil simple et efficace pour leur faciliter la vie. Les services de l’État, entravés par leur lourdeur administrative, ont été incapables d’en faire autant et on l’a encore vu lors de la campagne de vaccination Covid où c’est une initiative privée – ViteMaDose – qui est venue au secours des Français inquiets pour organiser leurs rendez-vous vaccinaux. Idem pour les médecins qui ont beau jeu de s’offusquer des tarifs élevés ou des contrats de Doctolib, mais qui ont souvent été rétifs à la moindre modernisation – on l’a vu au moment de la mise en place de la carte Vitale, on le voit encore lorsque certains ne prennent toujours pas la carte bancaire… Alors oui, une société privée a répondu intelligemment à un besoin que les acteurs historiques de la santé ont été incapables de fournir. On devrait par ailleurs se réjouir qu’elle soit française et que son savoir-faire s’exporte. Ce qui ne veut évidemment pas dire qu’il ne faille pas encadrer ses pratiques, ni lui imposer des règles claires notamment en ce qui concerne la gestion des données des Français.
Et c’est là le second sujet capital que soulève le débat sur la place de Doctolib. Où sont hébergées les données de santé des Français, qui y a accès et pour quoi faire ? Car ces données, éminemment sensibles et de plus en plus nombreuses, suscitent des convoitises. Si les données servent principalement des objectifs d’intérêt public – information, mise en œuvre de politiques publiques, surveillance sanitaire, recherche médicale, évaluation des activités et innovation avec l’intelligence artificielle –, elles intéressent aussi des acteurs privés, assureurs, producteurs de produits de santé, etc. Il y a donc urgence à les sécuriser, à encadrer leur utilisation et à permettre aux Français de donner ou pas leur consentement éclairé. Pour l’heure, le compte n’y est pas. L’État a bien mis en place un cadre réglementaire, mais nombre de données sont encore hébergées sur des serveurs appartenant à des entreprises américaines, qui peuvent être sommées de les communiquer aux autorités des États-Unis en vertu du Cloud Act.
Pour sortir de cette dépendance, la France et l’Europe doivent agir. Dans son rapport sur l’avenir de la compétitivité européenne, Mario Draghi ne disait pas autre chose. Soulignant que 90 % des données de l’UE sont transférées hors d’Europe, l’ancien patron de la BCE exhortait l’an dernier à créer un cloud souverain européen pour conserver le contrôle sur la sécurité, le chiffrement et l’hébergement de nos données. Il y a urgence…
(Editorial publié dans La Dépêche du Midi du samedi 6 décembre 2025)
