"L’Europe, quel numéro de téléphone ?" La phrase prononcée par l’ancien secrétaire d’Etat américain Henry Kissinger dans les années 1970 pour critiquer le manque de cohésion et de visibilité de l’Union européenne sur la scène internationale est restée célèbre. Et l’Union européenne a maintes fois, depuis, raté le coche pour la démentir et montrer qu’elle n’était pas seulement qu’une alliance économique et pour partie monétaire avec la zone euro et que ce qui la réunissait n’était pas à chaque fois le plus petit dénominateur commun de 27 Etats. Mais depuis lundi, à défaut d’un numéro de téléphone, on pourrait donner à l’ancien ministre de Richard Nixon le lien d’une visioconférence comme celle qu’ont tenue la chancelière allemande Angela Merkel et le président français Emmanuel Macron. Car en lançant leur initiative pour que le plan de relance européen, en préparation à Bruxelles, soit doté de 500 milliards d’euros en dépenses budgétaires pour les pays du bloc les plus touchés par l’épidémie de coronavirus, le couple franco-allemand, qu’on disait moribond, fait un spectaculaire retour au-devant de la scène et redore son blason de "moteur" de l’Union européenne.
L’annonce est historique puisque pour la première fois, on va assister à une solidarité inédite entre les économies les plus fortes et celles des régions et des pays les plus touchés par l’épidémie du coronavirus, grâce au recours à une dette commune. Cette proposition franco-allemande n’a pu voir le jour que parce que Berlin a opéré un tournant, l’Allemagne – comme beaucoup de pays du Nord – s’étant jusqu’à présent toujours opposée à l’idée d’émission d’une dette commune, ardemment défendue ces dernières semaines par Paris et les pays du Sud, au nom de la solidarité européenne. Si Angela Merkel a infléchi à ce point sa position – elle préfère parler de "pas en avant" – c’est évidemment en raison de l’ampleur de l’impact que va avoir l’épidémie sur l’économie européenne, qui n’épargnera aucun pays membre – et notamment l’Allemagne exportatrice – et en raison du risque de voir l’Union confrontée à une crise sociale majeure. Mais si la chancelière a changé d’avis après 15 ans au pouvoir, c’est aussi parce qu’elle a estimé que l’UE était menacée dans ses fondements par le jugement de la cour constitutionnelle de Karlsruhe, qui a exigé le 5 mai dernier de la Banque centrale européenne (BCE) qu’elle justifie ses achats d’emprunts d’Etat de la zone euro pour que l’Allemagne continue d’y participer via la Bundesbank. Cette cour s’attaquait là à un principe clé de l’Europe : la primauté du droit européen sur les droits nationaux…
L’initiative franco-allemande, qui donne à Macron et Merkel un certain leadership, a un autre avantage que celui de contourner les résistances des pays Nordiques "égoïstes" : elle coupe l’herbe sous le pied de tous les populistes et souverainistes. Non seulement elle ne remet pas en cause la souveraineté des Etats, mais elle montre en plus que l’Union est capable d’agir pour tous, massivement et de façon solidaire, redonnant ainsi toute sa force à sa devise "Unis dans la diversité."
(Editorial publié dans La Dépêche du Midi du jeudi 21 mai 2020)