La dernière fois que Michel Barnier s’est exprimé devant l’Assemblée nationale, c’était en 2009 en tant que ministre de l’Agriculture de Nicolas Sarkozy. Quinze ans, autant dire une éternité en politique. Rien n’est plus pareil, surtout depuis l’avènement des chaînes d’information en continu et des réseaux sociaux qui compressent le temps et accélèrent la vie politique ; surtout, aussi, après la déflagration de l’élection d’Emmanuel Macron en 2017 qui a précipité l’effondrement des partis traditionnels de gauche et de droite. Quinze ans où l’on est passé de confortables majorités absolues et, au pire des cas, de cohabitations tendues mais correctes, à une Assemblée éclatée comme jamais avec un hémicycle en surchauffe permanente dans lequel rien n’est jamais acquis ni définitif.
En montant à la tribune hier, Michel Barnier, Premier ministre d’une coalition de partis sanctionnés lors des dernières législatives, a peut-être été saisi de nostalgie mais plus sûrement de vertige devant l’immensité de la tâche. Car contrairement à certains de ces prédécesseurs – Jacques Chirac, Lionel Jospin ou Edouard Balladur – il se trouve non pas dans une cohabitation mais dans une multicohabitation, pour reprendre le mot de Laurent Fabius, son lointain prédécesseur, aujourd’hui président du Conseil constitutionnel.
Première cohabitation avec Emmanuel Macron. Le Président est affaibli par ses défaites aux européennes et aux législatives, son camp pense déjà à l’après et à 2027, mais le chef de l’État, qui fait mine de laisser le gouvernement gouverner, reste déterminé à empêcher tout détricotage de sa politique menée depuis sept ans. Avec ce jeune Président – né quand il était déjà conseiller général – Michel Barnier devra faire preuve d’habileté ; un numéro d’équilibriste qui rappelle celui de Michel Rocard face à François Mitterrand.
Deuxième cohabitation, celle au sein même de son gouvernement. Michel Barnier doit fédérer une équipe composite, entre inconnus de la macronie et ténors réactionnaires de la droite, aux antipodes les uns des autres. Les ambitions et les ego s’entrechoquent déjà, les premiers couacs sont apparus, avec Antoine Armand puis Bruno Retailleau. Le Premier ministre devra user de toute sa diplomatie pour maintenir une cohésion qui semble intenable sur le papier.
Troisième cohabitation, enfin, avec l’Assemblée nationale. Avec une majorité relative très étriquée dont l’unité est loin d’être acquise tant les lignes rouges des uns et des autres sont nombreuses, une gauche unie qui voit dans sa nomination à Matignon un déni de démocratie, et une extrême droite qui l’a placé « sous surveillance » et veut user de la motion de censure comme d’une épée de Damoclès, Michel Barnier se sait en sursis.
Le Premier ministre peut-il survivre entre ces trois cohabitations et s’en émanciper ? C’est ce qu’il a voulu démontrer hier avec son discours de la méthode, sans relief mais rassurant, évitant sciemment d’entrer dans le détail mais en donnant des gages aux uns et aux autres, quelques subtils coups de griffes et en dessinant, lui, le Savoyard, un chemin de crête du possible dans une France minée par les déficits, la dette et polarisée comme jamais. Sa longévité politique le pousse aujourd’hui à prendre de la hauteur, endosser les habits du vieux sage, pondéré, sérieux, loin des clashs et du buzz, qui a promis de « dire la vérité » et qui espère être écouté pour tenter une impossible synthèse pour « faire beaucoup avec peu. » Mais cet adepte de la culture du compromis aura-t-il le temps et les moyens d’être entendu ?
(Editorial publié dans La Dépêche du Midi du mercredi 2 octobre 2024)