Les photos sont sagement alignées sur les murs blancs d’une immense salle. Des photos qui montrent ici un champ, là une ferme ou une étable. Des photos un peu vides, où, d’évidence, pèse une absence. À côté de chacune d’elles, un court texte explicatif : l’agriculteur qui tenait la ferme a mis fin à ses jours et l’on apprend la situation dans laquelle il était et qui l’a conduit à cette terrible extrémité. Ici le soutien d’une banque qui fait défaut pour financer un projet de développement qui tombe alors à l’eau, là l’impasse d’un Gaec où la mésentente s’est installée entre les membres, ailleurs l’impossibilité de se résoudre à se séparer de ses bêtes ou à imaginer une reconversion loin de ses terres aimées. Tous ces destins bouleversants sont regroupés dans l’une des salles du musée des Abattoirs, à Toulouse, où se tient depuis le 1er mars l’exposition "Artistes et paysans. Battre la campagne" ; 150 œuvres et 50 artistes qui rendent hommage aux agriculteurs et construisent un pont entre culture et agriculture.
Découvrir les histoires de ces paysans poussés au suicide permet de mieux comprendre la détresse qui étreint beaucoup d’agriculteurs en France et qui les a poussés, fin janvier, à se mobiliser fortement depuis l’Occitanie pour un mouvement de colère parmi les plus intenses de ces dernières années. Ces vies brisées expliquent aussi l’impatience qu’affichent les syndicats agricoles depuis le mouvementé Salon de l’agriculture pour que le gouvernement accélère la mise en œuvre des 62 engagements pris par Gabriel Attal. Dans l’entourage de l’exécutif – où on aimerait vite tourner la page pour ouvrir une autre "séquence" politique à moins de trois mois des élections européennes – on s’agace à mi-mot de ces agriculteurs qui "quoi qu’on fasse, ne sont pas contents".
Le gouvernement, il est vrai, a réagi très vite. Gabriel Attal, dont c’est la première crise, a su mesurer rapidement la colère et il a décliné une kyrielle de mesures de simplification, d’aides, de remises à plat qui étaient devenues indispensables pour assurer cette souveraineté alimentaire devenue enjeu national. Et la France a su donner de la voix à Bruxelles pour que la Commission européenne infléchisse son Pacte vert, fustigé dans nombre de capitales européennes par les agriculteurs. L’exécutif n’a ni compté son temps – on ne dénombre plus les réunions à l’Elysée ou à Matignon – ni son argent, les mesures prises avoisinant les 400 millions d’euros, ce qui n’est pas rien à l’heure de la réduction des dépenses publiques.
Si les agriculteurs restent toujours mobilisés et laissent planer la menace de la reprise des blocages la semaine prochaine, avant la présentation de la loi d’orientation agricole en Conseil des ministres, c’est que nombre d’entre eux attendent toujours le versement sonnant et trébuchant des aides qui leur sont dues, où l’effectivité des mesures annoncées sur le GNR, les jachères etc. À l’heure de la dématérialisation, beaucoup ne comprennent pas pourquoi les paiements ne sont toujours pas effectués.
Mais derrière cette colère légitime, toujours soutenue par une large majorité de Français, il existe aussi d’autres enjeux internes au monde agricole : les prochaines élections professionnelles début 2025. La colère paysanne de 2024 est d’abord née de la base, hors des syndicats, et on a vu ces derniers, et notamment la FNSEA, vouloir revenir dans la course pour ne pas être dépassés et, depuis, tout faire pour ne pas apparaître comme cédant le moindre centimètre devant le gouvernement. Il serait dommage que ces stratégies électorales fassent oublier les raisons de la colère. Celles qui s’affichent dans une salle du musée des Abattoirs…
(Editorial publié dans La Dépêche du Midi du jeudi 21 mars 2024)