En choisissant hier Albi comme capitale nationale de la contestation de la réforme des retraites, l’intersyndicale a, d’évidence, convoqué deux symboles. D’abord celui de ces villes, petites et moyennes, qui, depuis la première journée d’action le 19 janvier, affichent des mobilisations records, particulièrement remarquables en Occitanie. Cette France des préfectures et des sous-préfectures, rurale et périphérique des grands centres urbains, ne s’élève pas seulement contre une réforme jugée aussi « injuste » que « brutale » et « inefficace », mais aussi contre la relégation et le délaissement de la part de l’État que vivent ce que Paris appelle avec une pointe de condescendance « les territoires ».
Présence des services publics et postaux, problème des déserts médicaux, tissu économique et industriel en souffrance voire sinistré, infrastructures de transports insuffisantes, poids de l’inflation et de la crise énergétique, etc. Autant de thèmes – dont certains étaient déjà prégnants dans le mouvement des Gilets jaunes en 2018 – pour lesquels la réforme des retraites constitue la goutte d’eau qui fait déborder le vase.
Mais si Albi a été choisi par les leaders syndicaux, c’est aussi parce que, sur ces terres tarnaises, perdurent la figure et le message de Jean Jaurès qui, en son temps, défendit les ouvriers en grève de Carmaux et, à travers eux, la vision d’une République sociale plus juste. Il suffit d’ailleurs de relire ce qu’écrivait l’agrégé de philosophie pour mesurer combien ses propos entrent en résonance avec la situation d’aujourd’hui. « Ce qui éclate à tous les yeux, c’est qu’il y a, dans notre société, un antagonisme profond d’intérêts ; c’est qu’il n’y a entre les classes d’autre arbitrage que la force, parce que la société elle-même est l’expression de la force. C’est la force brute du capital, maniée par une oligarchie, qui domine tous les rapports sociaux ; entre le capital qui prétend au plus haut dividende et le travail qui s’efforce vers un plus haut salaire, il y a une guerre essentielle et permanente. La grève n’est qu’un épisode de cette guerre », écrivait le socialiste le 30 décembre 1906. Plus d’un siècle plus tard, et en dépit des immenses progrès et conquêtes sociales survenues depuis, le débat sur la taxation des superprofits et le partage de la « valeur travail » participe du même antagonisme soulevé par Jaurès.
En faisant d’Albi l’épicentre de la contestation, l’intersyndicale puise ainsi dans le passé des éléments à même de nourrir une détermination qui ne faiblit pas contre une réforme qui, jour après jour, révèle ses failles et ses angles morts. Sur la pénibilité, sur les carrières longues, sur la retraite à 1 200 € qui ne concernera au final non pas des millions de Français mais au mieux 40 000 par an, le gouvernement est à la peine, d’autant plus que chaque concession qu’il fait pour arracher le soutien de la droite LR semble complexifier et brouiller le texte.
Déterminé lui aussi, Emmanuel Macron fustigeait mercredi des oppositions « sans boussole », mais au fil des jours et du marathon parlementaire, on discerne de moins en moins le cap et la vision que le chef de l’État veut donner à son second quinquennat avec cette réforme comptable déboussolante, alors qu’il y avait tant à faire pour rassembler et mobiliser les Français sur d’autres enjeux majeurs, la transition écologique en tête.
(Editorial publié dans La Dépêche du Midi du vendredi 17 février 2023)