François Bayrou, professeur agrégé de lettres classiques, ancien ministre de l’Éducation nationale, biographe passionné d’Histoire, a trop d’expérience politique pour ignorer que le choix des mots est essentiel et que, comme le disait Albert Camus, « mal nommer les choses c’est participer au malheur du monde ».
Lundi soir sur LCI, en reprenant l’expression « submersion » migratoire – fut-elle assortie d’un « sentiment » – sans distinguer d’ailleurs étrangers en situation régulière et immigrés en situation irrégulière, le Premier ministre, lesté de quarante ans de vie politique, ne pouvait ignorer que celle-ci était consubstantielle à l’extrême droite, employée dès 1986 par Jean-Marie Le Pen, et devenue depuis un marqueur indélébile du discours du Front puis du Rassemblement national. Le vice-président du RN Sébastien Chenu ne cachait d’ailleurs pas sa satisfaction, fanfaronnant que son parti « a gagné depuis très longtemps la bataille idéologique » sur l’immigration.
François Bayrou, qui n’a accordé que deux longues interviews télévisées depuis sa nomination, aurait pu plaider la maladresse et précisé ses propos qui ont causé un tollé à gauche mais aussi au sein même d’une partie de la macronie. Le Premier ministre a préféré assumer mardi à l’Assemblée nationale en évoquant la situation à Mayotte mais pas seulement. Il a légèrement rectifié ses propos hier au Sénat, conscient que les socialistes en faisaient un préalable à la reprise des négociations budgétaires auxquelles ils avaient suspendu leur participation.
Orgueil mal placé ou coup de billard à trois bandes pour mettre la pression sur le PS avec lequel un accord de non-censure s’esquissait et rassurer un Rassemblement national qui semblait pourtant hors du jeu et sans stratégie ? Mystère. Avec cette déclaration intempestive qu’on n’attendait pas de celui qui s’était montré critique sur la dernière loi immigration, François Bayrou a pris le risque de se faire censurer au moment même où il semblait trouver ce chemin de crête que le Savoyard Michel Barnier n’a jamais su dessiner…
Mais au-delà, l’emploi de cette expression en dit long sur la dérive à droite du discours politique ces dernières années, qui n’a cessé d’élargir la fenêtre d’Overton. Ce concept, imaginé par le politologue américain Joseph P. Overton, désigne l’ensemble des idées et des discours considérés comme acceptables dans une société à un moment donné. La taille de la fenêtre évolue avec le temps et certaines idées extrêmes, autrefois jugées inacceptables par l’opinion publique, peuvent devenir acceptables sous l’action notamment des politiques et des médias. C’est peu dire que ces dernières années, l’extrême droite identitaire a tout fait pour élargir la fenêtre à ses thèmes fétiches, bien aidée par la caisse de résonance des réseaux sociaux et par certains médias, au premier rang desquels ceux du groupe Bolloré.
Cette droitisation du discours confine même à une forme de trumpisation de la vie politique lorsque des personnalités de premier plan sombrent dans la post-vérité, c’est-à-dire des mensonges. On a vu récemment l’ancien député centriste Jean-Louis Bourlanges refuser sur France 5 de reconnaître que le NFP était la coalition qui était arrivée en tête des législatives, ce qui est factuellement incontestable. On a vu tout récemment dans Complément d’enquête sur France 2 Bruno Retailleau, ministre de l’Intérieur, estimer que « la réalité » contestait les études montrant « l’absence d’impact de l’immigration sur la délinquance ».
« Les préjugés sont nourris par le réel », a même cru bon de rajouter François Bayrou, alors que le réel est l’antidote des préjugés. Le Premier ministre a repris ses esprits, hier au Sénat, en reconnaissant sans se dédire que « les mots sont un piège. » Il était temps d’admettre sa faute pour que le piège… de la censure ne finisse pas par se refermer sur lui.
(Editorial publié dans La Dépêche du jeudi 30 janvier 2025)