Est-ce la fascination très française pour la politique américaine qui conduit certains hommes et femmes politiques de la fragile coalition gouvernementale à emprunter les voies du trumpisme et sa post-vérité – c’est-à-dire proférer de gros mensonges – pour conjurer la censure qui pourrait s’abattre sur Michel Barnier ? Qui eût cru, en effet, que l’ex-Première ministre Elisabeth Borne, craignant un « shutdown » à l’américaine, irait jusqu’à affirmer samedi soir que si le Budget 2025 n’était pas adopté, il n’y aurait « plus de carte Vitale, plus d’allocations retraites et de chômage » ?
« La carte Vitale fonctionnerait encore. Je ne suis pas là pour agiter des chiffons de la peur », a dû assurer hier Maud Bregeon, porte-parole d’un gouvernement que Michel Barnier avait pourtant placé sous le signe de la vérité et à bonne distance de l’esbroufe. On en est loin… Le Premier ministre lui-même, mardi soir sur TF1, a dramatisé à outrance la situation, estimant que sans Budget, « il y aura une tempête probablement assez grave et des turbulences graves sur les marchés financiers » en cas de motion de censure adoptée, et martelant que les Français avaient envie de « stabilité ».
Les Français, qui sont désormais majoritairement en faveur de la censure du gouvernement Barnier, aimeraient, au-delà de la stabilité, tout simplement la vérité sur ce qui les attend, notamment en termes d’impôts. Quant aux marchés financiers, on les voit mal appliquer à la France le traitement infligé à la Grèce en 2015. De surcroît, si la France ne disposait pas de Budget – comme ce fut le cas en 1979 sous Raymond Barre – des outils constitutionnels existent pour faire face à une telle situation. Que le gouvernement et son « socle commun », perclus de divergences, dramatisent pour éviter la censure est une chose, mais ils ne peuvent pas marteler contre l’évidence qu’il n’y aurait de possible que « leur » budget et que le Premier ministre sera contraint d’utiliser l’article 49.3 pour opérer une adoption sans vote.
À dire vrai, dans une Assemblée sans majorité absolue et divisée en trois blocs qui estiment chacun avoir raison tout seul, les députés vont devoir faire leur examen de conscience à l’heure de voter ou non la censure et donc de faire chuter le gouvernement Barnier. Chacun va se trouver écartelé entre l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité telles que définies par le sociologue allemand Max Weber.
L’éthique de conviction, qui entend rester fidèle à des valeurs quelles qu’en soient les conséquences, conduirait les oppositions à voter la censure contre un gouvernement qui ne reflète pas, selon elles, les résultats des législatives où la gauche est arrivée en tête ; qui ne s’est constitué qu’avec les deux forces politiques (macronistes et LR) sanctionnées dans les urnes et qui n’a guère cherché à leur tendre la main pour bâtir des compromis.
L’éthique de responsabilité, a contrario, se caractérise par l’attention aux moyens, à leur efficacité et à leurs conséquences. Est-il utile de censurer le gouvernement Barnier sachant que l’Assemblée restera la même jusqu’à l’été prochain et une hypothétique dissolution ? Est-il pertinent d’ajouter une crise budgétaire et gouvernementale à une crise politique ? Ces questions taraudent notamment les socialistes ou les écologistes qui veulent penser l’après.
Concilier l’éthique de conviction – qui n’est pas irresponsable – et l’éthique de responsabilité – qui n’est pas dépourvue de conviction – reste pourtant possible. Jean Jaurès, dont on vient de fêter le centenaire de la panthéonisation, avait dessiné ce chemin de crête en assurant que « le courage, c’est d’aller à l’idéal et de comprendre le réel ». Mais y a-t-il encore du courage à l’Assemblée ?
(Editorial publié dans La Dépêche du Midi du jeudi 28 novembre 2024)