L’arrivée surprise, en mars 2023, de Sophie Binet à la tête de la CGT – contre la dauphine de Philippe Martinez – a indéniablement marqué un tournant pour la centrale syndicale. Cette Nantaise de 42 ans passée par la Jeunesse ouvrière chrétienne et le PS est, d’abord, la première femme à diriger la confédération depuis 1895. Mais elle a, surtout, su bousculer les codes établis avec un style bien à elle.
Le contraste est, en effet, saisissant avec ses prédécesseurs : exit les envolées lyriques d’un Henri Krasucki, la bonhomie calculée d’un Louis Viannet, la pondération d’un Bernard Thibault ou la combativité frontale d’un Philippe Martinez. Sophie Binet cultive, elle, un style différent : une technicité assumée, une maîtrise des dossiers sur le bout des doigts – on l’a encore constaté hier à La Dépêche lorsqu’elle a répondu à nos lecteurs – un féminisme pugnace et des réparties chirurgicales, qui font d’elle une bonne cliente des matinales. D’ailleurs, si Laurent Berger semblait prendre – médiatiquement parlant – l’ascendant sur Philippe Martinez lors du conflit sur la réforme des retraites, Sophie Binet supplante désormais la très discrète Marylise Léon, secrétaire générale de la CFDT.
Passée par la direction du syndicat étudiant UNEF en 2006 au moment du CPE dont elle obtiendra le retrait, et issue de l’UGICT-CGT – l’Union générale des ingénieurs, cadres et techniciens – Sophie Binet, en prenant la tête de la CGT, a voulu donner un nouveau visage à son syndicat, qui tranche parfois avec son histoire ouvrière. Un décalage qui a suscité des interrogations internes sur sa capacité à fédérer l’ensemble des sensibilités au sein de l’organisation, mais qui colle au plus près de ce qu’est devenu, aujourd’hui, le monde du travail. La volonté de Sophie Binet d’articuler luttes sociales et enjeux environnementaux, d’aborder de nouveaux enjeux sur le numérique ou le management dans un contexte post-Covid, interpelle certains bastions traditionnels de la centrale mais entre en parfaite résonance avec les préoccupations des jeunes militants.
Reste que si cette communication au cordeau et ce développement d’une expertise réelle sur certains sujets ont rafraîchi l’image du syndicat, ils devront aussi se traduire dans les chiffres : dans un pays où le taux de syndiqués reste bas, la très contestataire CGT a perdu certains combats. Il y a un an, la CGT a cédé, au profit de la CFE-CGC, sa place de premier syndicat chez EDF qu’elle occupait sans discontinuer… depuis 1946. Avec 640 000 adhérents revendiqués en 2022, la CGT est toutefois au coude à coude avec la CFDT qui la devance et, comme elle, profite du regain de confiance des Français envers les syndicats.
Selon le Baromètre de la confiance politique de Science Po-Cevipof, publié en février dernier, 40 % des Français font désormais confiance aux syndicats et 52 % estiment qu’ils sont plutôt un élément de dialogue de la société française. 56 % des travailleurs (salariés du privé ou agent public) jugent l’action des syndicats efficace au sein des entreprises… mais 61 % la considèrent inefficace au niveau national.
Un satisfecit, donc, doublé d’une injonction à agir sans doute différemment. Le contexte budgétaire, politique et économique, la vague des plans sociaux, l’enjeu de la souveraineté industrielle appellent les syndicats à être aux avant-postes pour montrer qu’à l’heure où la résignation gagne certains Français, « une mobilisation ne sert jamais à rien », comme l’a dit hier Sophie Binet à nos lecteurs, avant de lancer un assuré « on va gagner ».
(Editorial publié dans La Dépêche du Midi du vendredi 15 novembre 2024)
Photo DDM, Nathalie Saint-Affre.