Une grogne qui couve depuis plusieurs mois voire plusieurs années, un ras-le-bol qui s’exprime non plus en aparté mais au grand jour, une colère qui n’est plus contenue mais se traduit par des actions chocs, spectaculaires voire potentiellement violentes. Il y a comme un air de déjà-vu dans les manifestations des agriculteurs qui, depuis plusieurs mois, se déroulent en France – et notamment en Occitanie, encore hier sur l’A64 ou la RN20. Un air de déjà-vu car c’est le même enchaînement qui a prévalu pour donner naissance au mouvement des Bonnets rouges, en octobre 2013, en réaction à la taxe poids lourds et aux nombreux plans sociaux de l’agroalimentaire, ou à celui des Gilets jaunes, en novembre 2018, contre, initialement, la hausse des prix des carburants. Le point commun de ces mobilisations est qu’elles se sont toutes déployées hors des cadres politiques, associatifs et syndicaux traditionnels, donc avec une absence de structuration propre à nourrir la radicalité d’une base qui estime n’avoir plus rien à perdre.
On comprend dès lors que les actions des agriculteurs qui se multiplient – entre panneaux retournés à l’entrée des villages, déversement de fumier devant les bâtiments de l’État et opérations escargot – sont prises très au sérieux par l’exécutif, qui, d’évidence, craint une « giletjaunisation » de la colère paysanne. Très marqué par le mouvement des Gilets jaunes il y a six ans, Emmanuel Macron a demandé à ses ministres de faire preuve de vigilance et d’écouter les « messages » qui viennent des campagnes. Des messages qui résonnent non seulement en France mais aussi dans plusieurs pays européens et notamment en Allemagne où Olaf Scholz fait face à un mouvement de colère inédit des agriculteurs qui ont défilé lundi à Berlin.
Dans l’Hexagone, les raisons de la colère sont nombreuses entre les difficultés liées à l’inflation, l’impact croissant des phénomènes météorologiques sur les cultures, les conséquences collatérales des négociations entre les distributeurs et les industriels de l’agroalimentaire, mais aussi la multiplication des normes environnementales, notamment européennes, et les difficultés de la transmission des exploitations agricoles. Si l’on y ajoute l’agri-bashing, cette détestable critique systématique des pratiques des agriculteurs, on comprend que le ras-le-bol finisse par l’emporter.
À cinq mois des élections européennes, les agriculteurs entendent aussi dire leur inquiétude face au Pacte vert européen, adopté en 2019, et son volet agricole, la stratégie « De la ferme à la fourchette », dont les injonctions écologiques sont vues comme une menace contre la souveraineté alimentaire. « D’un côté, on contraint nos agriculteurs à produire moins, et de l’autre on importe plus de denrées alimentaires, produites dans des conditions qu’on interdit sur notre sol », s’agaçait récemment le président de la FNSEA, Arnaud Rousseau, qui déplore que le sujet intéresse globalement peu les politiques et que la parole d’Emmanuel Macron – qui promettait en 2017 de « relever le défi de la souveraineté alimentaire » du pays – soit si différente des actes de son administration.
Au final, si les agriculteurs expriment leur colère et leur désarroi, ce n’est pas parce qu’ils ne veulent pas évoluer mais bien parce qu’ils veulent correctement vivre, aujourd’hui, de leur travail et être accompagnés par l’ensemble de la société pour mettre en place l’agriculture de demain.
(Editorial publié dans La Dépêche du Midi du vendredi 19 janvier 2024)