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Guerres, terrorisme : empêcher que le monde se défasse...

israel


C’était le 10 décembre 1957. À Stockholm, Albert Camus reçoit le prix Nobel de littérature et livre un discours qui fera date, par la puissance de ses mots et aussi par son côté dramatiquement prémonitoire. « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. »

Plus de soixante ans après, ce discours prononcé à une époque où la planète sortait d’une meurtrière Seconde Guerre mondiale, où un nouvel ordre mondial s’était dessiné à Yalta, où la guerre froide s’installait avec son affrontement entre bloc de l’Est et bloc de l’Ouest pour trois décennies, ce discours donc résonne plus que jamais dans nos têtes et éclaire les enjeux du monde aujourd’hui, après une semaine noire marquée par le terrorisme, les guerres et les tensions internationales, d’Israël à Gaza, de l’Ukraine à l’Arménie en passant par Taïwan.


Empêcher que le monde se défasse, c’est d’abord dire, haut et fort, notre refus clair et implacable du terrorisme qu’aucune cause ne justifiera jamais. Les populations civiles qui sont la cible d’attentats, d’attaques terroristes, partout dans le monde, ne sauraient être comptables des positions de leur gouvernement et quand bien même le seraient-elles que rien ne justifierait des assassinats d’innocents aussi horribles que ceux que l’on a vus ces dernières années, que ceux que l’on a vus avec effroi samedi 7 octobre dans les kibboutz israéliens, lors d’une pacifique rave party ou dans la cour d’un lycée de France ce vendredi.

Ne pas condamner clairement ces actes, ne pas qualifier de terroristes ceux qui les commettent ou les organisations dont ils se réclament est une erreur politique et une faute morale. Qu’une partie de la classe politique de notre pays – la France insoumise pour ne pas la nommer – refuse de dire que le Hamas est une organisation terroriste et se noie dans des circonvolutions est indigne autant pour les victimes israéliennes que pour la mémoire de ceux qui, à Toulouse, Montauban, Paris, Nice, Magnanville, Conflans-Sainte-Honorine ou Arras sont morts dans des attentats.


Empêcher que le monde se défasse, c’est aussi accepter sa complexité, être nuancé et refuser l’affrontement « eux » contre « nous » qu’adorent tous les populismes. Oui, on peut condamner avec force les attaques terroristes du Hamas et en même temps condamner avec la même force les bombardements de l’armée israélienne sur la bande de Gaza qui tuent depuis le 7 octobre des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants.

Oui on peut assurer le peuple israélien de notre soutien indéfectible et les familles des victimes et des otages de notre affection, et en même temps critiquer le gouvernement de Benyamin Netanyahou qui, par cynique calcul politicien et pour échapper à la justice qui l’a inculpé dans trois affaires de corruption, a noué des alliances politiques et pris des décisions qui ont, d’évidence, mis en péril la sécurité du pays et que condamnent aujourd’hui beaucoup d’Israéliens.

« Netanyahou a explicitement renforcé le Hamas », estime ainsi Nitzan Horowitz, ancien ministre de la santé et opposant historique à l’actuel Premier ministre, qui appelle pour autant à l’unité du pays face au terrorisme.

À l’heure où les plus extrémistes attisent bruyamment les haines de part et d’autre, éloignant un peu plus l’espoir de paix qui semblait si proche lors des accords d’Oslo entre Yasser Arafat et Yitzhak Rabin il y a trente ans, il faut aussi écouter les voix d’apaisement, en Israël comme en France.

« Le droit à la légitime défense n’est pas un droit à une vengeance indiscriminée », assurait cette semaine Dominique de Villepin, l’ancien ministre des Affaires étrangères de Jacque Chirac qui avait su dire aux États-Unis non à la guerre en Irak en 2003.


Empêcher que le monde se défasse, c’est justement respecter le droit international, patiemment mis en place depuis l’installation des Nations unies en 1947, et défendre la déclaration universelle des droits de l’Homme, inspirée de notre déclaration française de 1789.

Aujourd’hui, l’un et l’autre, accusés de porter une vision exclusivement occidentale et non pas universaliste, sont mis à mal partout. Ne pas avoir défendu fermement le premier en 2014 lorsque la Russie a annexé la Crimée, a donné à Vladimir Poutine l’occasion de pousser plus loin en déclenchant une guerre avec l’Ukraine il y a 19 mois qui continue, chaque jour, de faire des victimes civiles. Et qui sait si Xi Jinping ne rêve de faire de même en envahissant Taïwan, l’île démocratique autour de laquelle la flotte et l’aviation chinoises multiplient les actes d’intimidation ? Ne pas avoir défendu la seconde nous conduit à être les spectateurs impuissants de l’exode des Arméniens du Haut-Karabakh et peut-être demain d’autres régions.

Les Nations unies le sont de moins en moins lorsqu’il s’agit de partager une vision de la marche du monde. Le sommet des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), qui s’est récemment élargi, se pose en alternative, voire en opposant aux démocraties. « La ligne de fracture du monde, aujourd’hui, recoupe celle de l’Ukraine. La voix de l’Europe, la voix de l’Occident n’est pas majoritaire. Tout ce qui va se passer, va l’être sous l’œil et le regard du monde qui ne voit pas les choses comme nous », rappelle fort justement Dominique de Villepin.


Empêcher que le monde se défasse, c’est défendre la base fondamentale autour de laquelle peuvent s’organiser les débats : le rapport aux faits indiscutables et donc à la vérité. Depuis plusieurs années maintenant, les deux sont malmenés, contestés par des voix qui étaient marginales, mais qui ont progressivement conquis les opinions publiques et finalement le pouvoir dans plusieurs pays. Donald Trump aux États-Unis, chantre des « faits alternatifs » et des théories complotistes, Jair Bolsonaro au Brésil, Boris Johnson au Royaume-Uni au moment du Brexit en sont de parfaits exemples. Mais si les théories complotistes et antivax, l’antisémitisme, l’homophobie et le racisme décomplexés, la déstabilisation des élections, la haine et le harcèlement se sont à ce point déployés, c’est parce que certains géants d’internet ont préféré leurs profits à la défense du cadre démocratique.

La guerre en Ukraine, et cette semaine les événements en Israël ont donné lieu à un déferlement de fausses informations, de fake news, de manipulations dans des volumes rarement vus. « Les personnes qui se sont tournées vers X (ex-Twitter) pour obtenir des informations de dernière minute sur le conflit Israël-Hamas sont frappées par de vieilles vidéos, de fausses photos et des séquences de jeux vidéo à un niveau jamais vu par les chercheurs », a constaté le magazine Wired. « Renforcées par l’algorithme qui encourage les utilisateurs prêts à payer X 8 $ par mois pour un abonnement premium, les publications de ceux qui sont marqués d’une coche bleue sont placées en haut des fils d’actualité », au détriment des publications vérifiées par les journalistes.

La situation est telle qu’elle a conduit Thierry Breton, commissaire européen au Numérique, à rappeler cette semaine à Elon Musk, Mark Zuckerberg et Shou Zi Chew, patrons de X, Facebook et Tik Tok, les obligations de modération qu’ils doivent respecter dans l’Union européenne sous peine de sanctions.


Empêcher que le monde se défasse apparaît, en 2023 autant qu’en 1957, comme un immense défi. Les enjeux ne sont pas les mêmes, les acteurs ont évidemment changé, le monde est globalisé, hyperconnecté, l’idée de démocratie est en recul.

Mais, après cette semaine noire, on sent bien que le «monde d’après» – et donc un monde meilleur – dont nous rêvions tous pour la sortie de la crise Covid ressemble de plus en plus, non pas au monde d’hier, mais à celui d’avant-hier. On le sent dans le même état que le percevait Jean Jaurès dans ces colonnes à la veille de la Première Guerre mondiale. Le 30 juillet 1914, il écrivait dans La Dépêche, son avant-dernier article « L’oscillation au bord de l’abîme », appelant au sursaut pour éviter, en vain, la guerre. Parviendrons-nous à éviter cet abîme ?

(Article publié dans La Dépêche du Midi du dimanche 15 octobre 2023)

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