En 1943, le PDG d'IBM Thomas Watson assurait « Je pense qu'il y a un marché mondial pour environ cinq ordinateurs. » Une phrase restée comme l'une des prédictions erronées parmi les plus célèbres, car le grand patron n'avait pas su voir le potentiel de ses machines. Le 29 octobre 1969, les chercheurs de l'université de Californie à Los Angeles, qui venaient d'échanger pour la première fois un message entre leur ordinateur et celui de leurs collègues de Stanford, auraient pu tout aussi bien affirmer qu'un tel échange ne resterait que dans le cercle universitaire. Ils s'en sont bien gardés et l'avenir leur a donné raison car leur exploit constituait le premier acte de la naissance d'internet.
Cinquante ans plus tard, internet connecte la moitié de l'humanité et s'est grandement éloigné des idéaux des pères fondateurs – le partage, l'échange, la gratuité, la collaboration – pour devenir non pas un village global mais un archipel d'espaces numériques qui ont amplifié la mondialisation. Car il y a finalement autant d'internets que de territoires ; territoires géographiques, linguistiques, culturels. Mais «si les conversations sont plurielles, les plateformes sont globales, et souvent américaines », relevait le chercheur Frédéric Martel, auteur de « Smart : enquête sur les internets » (Ed. Stock). Et de fait la fragmentation d'internet s'est aussi accompagnée de l'émergence des réseaux sociaux, de la plateformisation des usages.
Les sociétés qui en détiennent aujourd'hui les clés, les fameuses GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft), ont atteint des valorisations boursières jamais vues et une puissance telle qu'elles rivalisent avec les Etats au point de devenir dangereuses pour les démocraties. D'un côté, on a, en effet, des Etats avec des lois ; de l'autre des sociétés passées maîtresses dans l'art de l'optimisation fiscale pour payer le moins d'impôts possible, et qui fonctionnent avec des règles d'utilisation particulièrement opaques.
Jusqu'à présent, au nom de l'innovation ou du développement économique, ces géants du Net ont rencontré très peu d'obstacles. Les choses sont en train de changer, notamment depuis que Facebook a affiché sa volonté de lancer Libra, une monnaie virtuelle forcément concurrente des monnaies nationales dont la frappe est la fonction régalienne des Etats. Les pays du G7, sous présidence française, viennent de dire non à la cryptomonnaie. Le G20 soutient l'idée de la taxation du numérique. Aux Etats-Unis, le débat sur un démantèlement de Facebook ou Google s'invite dans la campagne présidentielle. En Europe, la prochaine Commission européenne a fait du numérique l'un de ses premiers chantiers avec la volonté de réguler très strictement le secteur avec des procédures pour anticoncurrence.
En mettant sous pression les géants du numérique, et en assurant ainsi que personne n'est au-dessus des lois, les Etats jouent finalement leur rôle de défenseur de l'intérêt général et, aussi, de l'idée qu'internet doit rester un espace ouvert. Clairement, un tournant.
(Editorial publié dans La Dépêche du Midi du lundi 21 octobre 2019)