Les années passent et le débat sur la vidéosurveillance persiste, opposant deux camps qui semblent irréconciliables. D'un côté les partisans de tels systèmes de sécurité, rebaptisés vidéoprotection, qui assurent que l'installation de caméras permet réellement de prévenir voire de réduire la délinquance sous toutes ses formes (agressions, cambriolages, etc.) et de lutter contre les actes terroristes. Les élus, qui souhaitent légitimement répondre à des demandes expresses de leurs administrés ou qui font de la vidéosurveillance l'alpha et l'oméga de leur politique de lutte contre la délinquance, ont ainsi développé, dans les grandes villes mais aussi dans des bourgs, de tels systèmes. Et depuis les premières installations réalisées dans les années 90, les caméras se sont multipliées sur la voie publique au point que l'objectif de 60 000 caméras qu'avait fixé en 2007 la ministre de l'Intérieur Michèle Alliot-Marie dans son plan national de vidéoprotection a été largement dépassé. Nombre d'habitants réclament d'ailleurs des caméras avec des arguments : si ces dispositifs empêchent ne serait-ce qu'un délit ou un crime, ne sont-ils pas pertinents ?
De l'autre côté, les opposants aux caméras dénoncent un coût non négligeable pour les finances publiques, l'atteinte à la vie privée de citoyens qui se retrouvent filmés parfois sans le savoir et, surtout, une efficacité qui reste à démontrer. Faute de statistiques officielles en France hormis un audit controversé publié en 2009 par le ministère de l'Intérieur, il fallait jusqu'à présent regarder à l'étranger pour constater que les résultats étaient finalement bien maigres. Une récente étude réalisée pour la première fois en France par le sociologue Laurent Mucchielli dans trois villes de tailles différentes confirme que les résultats escomptés sont loin des promesses et que la vidéosurveillance sert de plus en plus d'autres fins, comme la vidéoverbalisation.
Si la CNIL gardienne des libertés publiques, a décidé de tirer la sonnette d'alarme il y a quelques jours, c'est parce que la vidéosurveillance est en train de changer de nature. Associée à des bases de données biométriques, combinée à de puissants algorithmes, transformée en dispositif portatif et collaboratif, la vidéosurveillance a profondément évolué. Elle est désormais plus présente dans nos vies, plus puissante, et plus intrusive. Les technologies ont fait des bonds de géant, la réalité a rattrapé la fiction, celle du film fascinant et inquiétant Minority Report de Steven Spieberg dans lequel Tom Cruise est reconnu et traqué par des caméras où qu'il aille. Cette vision d'un monde technologique totalement sous contrôle, dénoncé par George Orwell dans son livre 1984, et dont on a eu un premier aperçu en Allemagne de l'Est où la Stasi surveillait tout, est déjà à l'œuvre en Chine, en passe de devenir un État «Big Brother » avec ses 176 millions de caméras…
Face à cette nouvelle donne, il y a effectivement urgence, comme le réclame la CNIL à ouvrir un débat démocratique, non pas pour interdire la vidéosurveillance mais pour bien en mesurer les enjeux et trouver le juste équilibre entre les impératifs de sécurisation et la préservation des droits et libertés de chacun.
(Editorial publié dans La Dépêche du Midi du lundi 8 octobre 2018)