L’installation d’une boutique du géant numérique de l’ultra fast fashion Shein au cœur du BHV de Paris a suscité un tollé chez les politiques et les professionnels du secteur sinistré de l’habillement Made in France. Mais au-delà de la polémique – qui plus est exacerbée par la vente scandaleuse de poupées pédopornographiques sur le site internet de Shein – cette affaire remet sur le devant de la scène la conséquence la plus remarquable de la mondialisation : l’opposition entre fin du monde et fin du mois…
Car tout part de là. Comment demander à des ménages fragilisés de consommer mieux – donc plus cher – lorsqu’ils n’absorbent déjà plus la hausse des prix du quotidien ? Et comment ignorer que le low cost prospère précisément sur cette vulnérabilité, en offrant une illusion de pouvoir d’achat à défaut d’un réel progrès social ?
L’économie low cost est une économie éminemment polluante : les produits qu’elle utilise attentent à l’environnement et parfois même à la santé de ceux qui les fabriquent et de ceux qui les achèteront, les moyens de transport nécessaires à l’acheminement de ces produits d’Asie vers l’Europe sont, eux aussi, très polluants, et le cycle de vie des produits low cost manufacturés à l’étranger loin de nos standards sociaux est si court qu’ils deviennent rapidement des déchets peu ou pas recyclés.
Et pourtant, ces produits rencontrent un succès fou. Leur prix bas n’en sont pas la seule raison ; les industriels du low cost sont des as du marketing et des rois des algorithmes pour pousser toujours plus à l’achat. Le consommateur est pour ainsi dire enfermé dans un écosystème où choix et contrainte se confondent.
Le low cost s’est ainsi progressivement installé au cœur de la consommation française sans toutefois en prendre le contrôle. Près de six Français sur dix y ont recours, mais seuls 41 % en font un réflexe systématique, signe d’une adhésion mesurée. Le phénomène irrigue l’alimentaire, l’habillement où il peut faire des ravages sur les filières plus vertueuses. Mais il peut aussi avoir des avantages lorsqu’il s’agit de casser des oligopoles et des rentes dans la mobilité ou la téléphonie, où il pèse jusqu’à 35 % du marché, et près de 40 % dans l’aérien européen.
Minoritaire en volumes, le low cost est devenu majoritaire en influence : il dicte les prix, impose ses standards, force les acteurs traditionnels à revoir leurs modèles et installe une « lowcostisation » diffuse où le « dépenser malin » sert de récit justificatif à l’effondrement des marges, de la qualité et des protections sociales. La réussite de Shein – et d’autres – illustre aussi une stratégie géo-économique chinoise fondée sur l’optimisation douanière, la logistique intégrée et la maîtrise agressive de l’attention en ligne. Le prix bas devient une arme d’influence qui met l’Europe au défi de défendre son modèle industriel et social.
Rétablir l’équilibre demandera une vraie volonté politique. D’un côté, instaurer des taxes – comme sur les petits colis venus d’Asie – renforcer les contrôles, lutter contre les fraudes et soutenir les industriels français et européens. Et de l’autre côté permettre un meilleur pouvoir d’achat aux classes populaires et moyenne pour qu’elles consomment français ou européen. Sans justice sociale, on le sait, aucune transition écologique ne tiendra. Au final, la question n’est donc plus seulement de consommer « mieux » mais de savoir si l’Europe peut encore imposer un modèle fondé sur la qualité, la durabilité et le juste prix.
(Editorial publié dans La Dépêche du Midi du samedi 15 novembre 2025)
