L’arrivée controversée du géant chinois Shein en France, au cœur du mythique Bazar de l’Hôtel de Ville de Paris, concentre à lui seul tous les symboles et les travers de notre époque.
Shein est, d’abord, le symbole de l’ultra fast fashion, cette mode jetable aux produits de piètre qualité, capable d’ajouter chaque jour 4 000 à 6 000 références à son inventaire pour inonder le marché mondial. Pour parvenir à fournir ces t-shirts à 1 € ou ces vestes à 10 €, elle ne s’encombre évidemment pas des conditions de travail et de vie des ouvriers qui les fabriquent. Travaillant dans des méga-usines sans répit, 12 heures par jour, avec un seul jour de congé par mois, payés à la pièce, ces hommes, et surtout ces femmes et parfois ces enfants, sont quasi-esclavagisés, comme l’a montré l’eurodéputé Raphaël Glucksmann en alertant sur la situation des Ouïghours. Les ONG ont aussi raison de refuser de distinguer l’ultra-fast fashion type Shein de la fast fashion « traditionnelle » qui serait prétendument plus vertueuse alors que, en France, 97 % du textile consommé est importé de pays aux conditions sociales et environnementales peu contraignantes.
Shein est aussi le symbole des conséquences délétères de la fast fashion sur l’environnement. En 2023, le géant a doublé ses émissions de CO2, de 9,17 à 16,7 millions de tonnes sur une année, et 40 % de ses émissions proviennent du transport international, majoritairement par avion, qui aggrave le bilan carbone. Dans son ensemble, la fast fashion est responsable d’un tiers de la pollution microplastique dans les océans, car ces vêtements low cost ne sont recyclés qu’à 20 %. 80 % de la production finit à la poubelle ou à l’incinération, générant des émissions toxiques et aggravant le problème du stockage de déchets. Ces chiffres ne sont pas abstraits : ils traduisent la démesure d’un modèle qui fait du vêtement un produit jetable comme un autre. À l’heure où s’ouvrer la COP30, l’impact de la fast fashion sur la planète doit être questionné et dénoncé.
Shein est ensuite le symbole de l’effondrement des industries et du commerce textiles traditionnels, engagé avec les délocalisations vers l’Asie dans les années 90. Cette mondialisation débridée a conduit à la destruction de 310 000 emplois qualifiés dans la production textile française, se traduisant par des déserts industriels dans des bassins d’emplois sinistrés. Certains se relèvent aujourd’hui grâce à la ténacité et au courage d’entrepreneurs qui croient à la qualité made in France. Voir le BHV accueillir Shein est donc pour eux une provocation pour ne pas dire une insulte.
Shein est aussi le symbole d’un cybercommerce XXL mondialisé dont les plateformes se jouent des législations nationales, jusqu’au dérapage avec l’affaire des poupées sexuelles. La régulation de ces géants, en dépit d’initiatives législatives, peine encore à suivre leur rythme effréné de développement.
Mais Shein, c’est enfin le miroir de nos contradictions et de l’état de nos sociétés. Nous nous disons tous soucieux de l’environnement et des conditions sociales mais, tels Oscar Wilde, nous nous délivrons de la tentation… en cédant à l’achat, qu’il soit impulsif pour être à la mode du moment, téléguidé par des influenceurs rémunérés qui inondent les réseaux sociaux avec des posts sponsorisés. Ou parce que le pouvoir d’achat d’une large part de la population s’est amenuisé…
Au-delà des chiffres et des scandales, au-delà des symboles, l’arrivée de Shein au pays de la haute couture révèle deux visions irréconciliables : d’un côté, un tissu industriel qui se bat pour sa survie et qui mérite d’être soutenu pour redevenir accessible ; de l’autre, un modèle mondialisé sans scrupule, porté par la logique du clic et du prix plancher. Choisir entre le durable et le jetable, c’est choisir le monde que nous voulons habiter.
(Editorial publié dans La Dépêche du Midi du 5 novembre 2025)
