Il y a dans les échecs quelque chose qui fascine ceux qui y jouent comme ceux qui n’y jouent pas, qui résiste au temps, aux modes ou aux ruptures technologiques. Un plateau de 64 cases noires et blanches, des pièces sculptées, cavalier, dame, tour, fou et l’humanité entière qui y projette depuis quinze siècles ses rêves de maîtrise, de stratégie, de victoire et, parfois, d’abîme.
Alors que d’autres jeux disparaissent, se transforment ou se font absorber par le numérique, les échecs, eux, prospèrent. En France, la Fédération a franchi le cap des 81 500 licenciés en 2025, contre 50 000 cinq ans plus tôt ! Une spectaculaire progression de 60 % portée surtout par les enfants, les adolescents et les lycéens avec le dispositif Class’Echecs. Aux vieilles tables de bois et aux cafés enfumés du XIXe siècle se sont ainsi ajoutés les salles d’école, les tournois scolaires et aussi les plateformes en ligne.
L’influence de la série « Le Jeu de la Dame » sur Netflix n’a fait qu’accélérer le mouvement. L’actrice Beth Harmon, héroïne fictive mais miroir de tant de trajectoires réelles, a montré qu’une enfant pouvait renverser les certitudes, bousculer les conventions, imposer son esprit dans un univers souvent codifié – et très masculin. Un plafond de verre persiste encore pour les joueuses qui le repoussent toutefois avec détermination année après année.
Le succès des échecs s’explique aussi parce que le jeu raconte autre chose qu’un simple duel fait de calculs. Ils sont le théâtre où se rencontrent patience et fulgurance, préparation minutieuse et intuition immédiate. On y apprend à perdre avant de gagner, à reconnaître sa propre faiblesse pour la convertir en force. « On peut tirer plus d’utilité d’une partie perdue que de 100 parties gagnées », assurait José Raúl Capablanca. Les enfants, eux, y découvrent, loin de l’immédiateté des réseaux sociaux, la lenteur qui forme l’intelligence.
Et pourtant, ce succès n’allait pas de soi puisque l’intelligence artificielle a bouleversé l’ordre ancien. Stockfish, AlphaZero, puis des programmes qui calculent des millions de combinaisons en quelques secondes, ont dérouté les champions et renversé des siècles de théorie. Kasparov, en 1997, battu par Deep Blue, a incarné le premier choc. À quoi bon jouer ? Mais loin d’achever les échecs, l’IA les a transformés et, aujourd’hui, les joueurs s’en servent et s’en nourrissent. La machine a peut-être conquis le sommet, mais elle n’a pas arraché l’âme du jeu. Face à l’ordinateur, l’humain continue d’inventer, de feinter, de créer des déséquilibres que la froide logique peine à anticiper.
Car les échecs, au fond, ne sont pas seulement une science ni un simple jeu. Ils sont un drame miniature, une psychologie en mouvement. « Le véritable joueur d’échecs n’est pas celui qui pense à ses propres coups, mais celui qui devine les intentions de son adversaire », écrivait Stefan Zweig dans sa mythique nouvelle « Le joueur d’échecs. » C’est à cette part invisible, fragile, irrationnelle et mystérieuse que nous devons encore la fascination intacte que ce jeu exerce sur nous tous.
(Editorial publié dans La Dépêche du Midi du mardi 11 novembre 2025)
