Le lanceur Space X |
Emmanuel Macron et Angela Merkel, on s'en doute, n'ont guère dû apprécier de recevoir le courrier comminatoire de Tom Enders, le président exécutif d'Airbus, leur réclamant une vision spatiale claire en Europe pour les années à venir. Pas davantage l'Agence spatiale européenne et toutes les institutions publiques de l'Union européenne qui travaillent depuis des années à l'édification de l'Europe spatiale. Chercheurs, techniciens, scientifiques, astronautes, etc. ont peut-être vécu comme un affront la position de «Major Tom», qui semblerait visiblement bien vouloir se passer d'eux. Ne les accuse-t-il pas en filigrane de brider l'innovation ? Le président de la République et la chancelière allemande tout comme les directeurs des institutions spatiales auraient tôt fait de rétorquer à l'impétueux grand patron qu'on n'a pas attendu son arrivée pour bâtir des programmes spatiaux ambitieux.
Pour autant, la tonitruante sortie de Tom Enders a le grand mérite à la fois d'attirer l'attention sur les bouleversements que connaît le secteur spatial depuis quelques années, et de rappeler à une Europe, toujours prompte à se perdre dans des conclaves sans fin, l'urgence qu'il y a à agir dès à présent.
Le nouveau monde dans lequel on est déjà entré est celui du new space, dont le Toulouse Space Show fait, cette année, l'un de ses thèmes centraux. Ce «nouvel espace» n'est pas un renouveau de l'existant mais il est, d'une part, l'ouverture du secteur à de nouveaux acteurs et, d'autre part, l'extension du champ d'application des technologies spatiales. Face aux acteurs historiques (la NASA, les Russes, les Européens) on trouve désormais les géants d'internet. Forts de trésoreries qui se chiffrent en milliards de dollars, ces sociétés de la Silicon Valley apportent de réelles innovations en même temps qu'elles renouent avec l'esprit d'aventure et de conquête des débuts du spatial. Cet esprit-là se retrouve d'ailleurs dans les autres nouveaux acteurs que sont la Chine et l'Inde, l'une voulant installer une base lunaire, l'autre se concentrant sur des lanceurs.
Les États-Unis comme la Russie ont bien compris les dangers que représentent les nouveaux entrants. Et les deux puissances pionnières entendent bien rétablir dans l'espace leur domination, notamment militaire : dès 2015, la Russie a doté son armée d'une branche spatiale ; Donald Trump a annoncé le 18 juin qu'il allait faire de même. «Nous devons dominer l'espace», a martelé le président américain, martial.
Face à la privatisation et à la marchandisation rampantes de l'espace par les nouveaux entrants et les risques évidents de militarisation – qui vont à l'encontre du Traité de l'Espace de 1967 qui stipule que l'activité spatiale ne peut être poursuivie qu'à des fins pacifiques – l'Europe doit agir, comme le suggère Enders :
- Parce que les enjeux économiques, technologiques et industriels sont colossaux. Selon une étude de la banque d'affaires Morgan Stanley, le marché spatial devrait tripler de taille et passer de 350 milliards de dollars actuellement à 1 100 milliards de dollars d'ici 2040 ;
- Mais aussi parce que l'Europe n'est jamais autant elle-même que lorsqu'elle oublie ses querelles de clocher et se mobilise sur de grands projets qui portent ses valeurs.
(Editorial publié dans La Dépêche du Midi du 27 juin 2018)