On a beau lire et relire dans tous les sens les déclarations du ministre chargé des Comptes publics Thomas Cazenave – y compris celles dans nos colonnes – on peine à trouver la logique dans le spectaculaire revirement de la position de la France concernant les quantités de tabac autorisées que les Français peuvent ramener chez eux depuis un pays de l’Union européenne. Jusqu’à présent, la France avait l’une des règles les plus strictes avec un seuil de 200 cigarettes par personnes autorisées, soit une cartouche, là où l’UE avait fixé un seuil de 800 cigarettes (4 cartouches), 400 cigarillos, 200 cigares et 1 kg de tabac à fumer, à partir duquel les Douanes peuvent considérer qu’il ne s’agit plus d’une consommation personnelle.
Contraint par le Conseil d’État de se conformer à la réglementation européenne, le gouvernement a choisi non pas de se caler sur les seuils européens mais… de ne plus fixer de seuil du tout. Changement de cap à 180° donc, changement de « logique » assumé par le ministre qui explique passer d’ « une approche par le volume » à « l’expérience des douaniers ». Ces derniers, dont les effectifs ne seront pas subitement augmentés, seront chargés de multiplier les contrôles en se basant sur rien moins que 12 critères pour déterminer si un Français qui passe la frontière avec des cartouches les destine bien à son usage personnel et non pas à la revente.
Le changement de règles de la France laisse tout de même sceptique à plusieurs égards. D’abord, en permettant aux Français de ramener davantage de tabac de l’étranger, l’État français se prive de substantielles recettes fiscales, ce qui est étonnant à l’heure où il cherche à combler un déficit public qui s’est fortement dégradé à 5,5 % du PIB. L’absence de limite pourrait de plus susciter un appel d’air incitant les Français à acheter encore davantage à l’étranger alors même qu’une étude Empty Pack Survey, révélée mercredi par la Seita, montre qu’au 4e trimestre 2023, le taux de cigarettes consommées en France ne provenant pas du réseau des buralistes était de 39,8 %, 36,9 % en Occitanie.
Par ailleurs, les Français qui, par exemple, achèteront leur tabac en Espagne, consommeront un peu plus chez nos voisins, faisant leurs courses dans les supermarchés frontaliers, déjeunant dans les restaurants, achetant leur carburant. Autant de recettes fiscales en moins pour l’État là encore, et autant de recettes en moins pour les commerçants français frontaliers qui, buralistes en tête, tirent la sonnette d’alarme.
Enfin, au-delà des conséquences socio-économiques, le changement de règle français impacte notre politique de santé publique et heurte à raison profondément les associations de lutte contre le tabagisme. Comment arriver à faire émerger une « génération sans tabac » à l’horizon 2030 comme l’a promis Emmanuel Macron lui-même en février 2021, si l’on facilite l’achat de tabac à l’étranger ? L’Alliance contre le tabac dénonce une décision « absurde » derrière laquelle elle voit le poids du lobby des industriels du tabac, qui a dépensé 20 millions d’euros auprès des décideurs européens l’an dernier.
Au final et au-delà de la décision française – dont certains remarquent qu’elle intervient à deux mois des élections européennes quand elle aurait pu être prise dès septembre lors de la mise en demeure du Conseil d’État – c’est bien au niveau européen qu’il faut agir. Que ce soit pour l’harmonisation des règles d’importation de tabac ou celles concernant la fiscalité.
(Editorial publié dans La Dépêche du Midi du lundi 8 avril 2024)