Il faudrait être bien naïf pour imaginer une grève indolore sur le quotidien des Français. Car c'est justement la définition même de la grève que d'introduire, pour peser sur les négociations avec le gouvernement, un rapport de force par la perturbation maximale de l'activité économique. Une évidence qui s'applique d'autant plus au mouvement social actuel que les cheminots, reprenant une idée expérimentée dans notre région, ont mis en place une grève perlée au long cours qui complique davantage encore la situation. Le fait que les personnels d'Air France aient repris à leur compte cette grève perlée n'arrange pas les choses pour tous ceux qui doivent se déplacer pour des besoins professionnels ou pour les vacances de Printemps qui ont débuté hier.
Comme les précédentes, cette drôle de grève fait donc bien sûr des perdants, l'hôtellerie, les sociétés concernées (SNCF, Air France) et tous les «galériens» interrogés chaque jour par les chaînes d'informations en continu, mais aussi… des gagnants. Car paradoxalement, la grève souligne l'un des piliers de l'économie de marché : la loi de l'offre et de la demande. Dans le secteur aérien, passé maître dans le yield management – cette technique américaine d'optimisation de remplissage des sièges, capable de sortir pour un même trajet une kyrielle de tarifs différents – la grève semble une aubaine. Un Paris-Toulouse habituellement facturé 200 euros par une low-cost bien connue a été multiplié par cinq les jours de grève… Idem pour les cars Macron dont les tarifs bondissent dans des proportions similaires. Pendant la grève le business continue…
Mais le mouvement social a aussi suscité des initiatives plus vertueuses de solidarité venant notamment de l'économie numérique. Absence de commissions sur les sites de covoiturage les jours de grève pour l'un des sites leaders du marché, frais réduits ou offerts pour la location de voitures entre particuliers, mise à disposition de lieux de travail partagés (coworking) près du domicile des salariés qui habitent loin de leur entreprise, mise en place facilitée du télétravail par certaines sociétés, etc. Un foisonnement d'initiatives, entre le bouche-à-oreille et l'application sur son smartphone, entre la grande débrouille et un système D «2.0», qui dessinent comme une France loin des clichés, capable à la fois de soutenir le mouvement des cheminots (44 % des Français approuvaient la grève, selon un sondage Elabe du 4 avril), et en même temps de s'adapter aux situations qui perturbent la bonne marche du quotidien.
Quand il sera terminé, il y aura sans doute beaucoup de leçons à tirer de ce conflit social autrement que les jugements condescendants de quelques Marcheurs glosant sur la prétendue « gréviculture ». La France a, d'évidence, une culture du conflit par rapport à certains de ses voisins européens ; mais elle a aussi une capacité d'adaptation peu commune. Pour le coup, il y a en elle peut-être plus de disruptif que de conservatisme.
(Editorial publié dans La Dépêche du Midi du 14 avril 2018)