Il y a cent ans, on se précipitait pour suivre les aventures du « Magicien de l'air » ou de « La Marâtre », deux feuilletons qui ont fait le bonheur des lecteurs de « La Dépêche » d'alors. Une époque où c'est dans la presse populaire que l'on venait chercher au fil des semaines ces récits qui tenaient en haleine le public. Un siècle plus tard, on retrouve le même engouement autour des séries télévisées qui s'offrent pour la première fois cette semaine le prestigieux palais des congrès de Cannes pour un Canneséries qui n'a rien à envier au mythique festival de cinéma.
Preuve s'il en fallait une que les séries, que certains considéraient encore récemment comme un « art mineur » – à l'instar de Gainsbourg parlant des chansons –, sont devenues non seulement un art à part entière, mais aussi un miroir de nos sociétés, une véritable industrie au poids économique grandissant. Et constituent un enjeu politique.
Art à part entière, assurément. Les meilleurs réalisateurs, les meilleurs auteurs, les meilleurs acteurs signent sans hésiter pour embarquer dans des séries au long cours, riches de plusieurs saisons et de budgets pharaoniques. Ce format XXL par rapport à un long-métrage de cinéma permet aux scénaristes d'explorer la complexité des situations et des hommes, et d'aborder des thématiques tour à tour sensibles et très actuelles. Le harcèlement à l'école, le sexisme, l'homosexualité, les transgenres, la mort, la drogue, la maladie, ou encore l'état de l'Amérique post-11-Septembre, les relations internationales dans un monde marqué par le terrorisme, etc. La richesse des scénarios est telle que certaines séries sont déjà étudiées à l'université à l'instar de la célèbre Game of Thrones, véritable vade-mecum de la diplomatie…
Cette frénésie de séries – le nombre de séries produites est passé aux États-Unis de 200 en 2009 à 500 en 2017 – pourrait faire craindre une saturation, mais il n'en est rien , car elle s'appuie sur la multiplication des écrans et la consommation de plus en plus individuelle des images. De fait, le téléspectateur choisit de regarder ses épisodes où il veut (chez lui ou dans les transports) et sur le support qui lui convient (smartphone, tablette, télévision). C'est sur cet émiettement de l'attention qui favorise le visionnage compulsif, aiguillé par de puissants algorithmes de recommandation, que les géants des plateformes de vidéos à la demande ont bâti leur succès, d'abord aux États-Unis, puis dans le reste du monde. Netflix gagne actuellement 100 000 clients par mois en France, une progression fulgurante qui va faire approcher la plateforme de 3,5 millions d'abonnés engrangés en moins de trois ans!
Ce succès pose dès lors une question très politique en France comme en Europe. De la même manière que l'on défend l'exception culturelle pour le cinéma, il y a urgence à défendre une exception culturelle pour les séries. Cela devrait être d'autant plus facile que les séries françaises ont désormais gagné en qualité, en originalité et en profondeur.
(Editorial paru dans La Dépêche du samedi 7 avril 2018)