Le conflit entre le groupe TF1 et les diffuseurs de ses chaînes apparaît de prime abord comme une nouvelle bataille commerciale. Classique, abrupte, pleine de chausse-trapes, avec ses coups bas et ses coups de bluff, ses coups de menton et ses coups de sang, devant des téléspectateurs pris comme témoins bien involontaires de ces affrontements. Entre le groupe audiovisuel de Martin Bouygues d'un côté, et de l'autre ceux de Vincent Bolloré (Canal +), Stéphane Richard (Orange, qui a finalement signé un accord hier) et Xavier Niel (Iliad-Free) c'est à qui de ces hommes forts des médias français «montre ses muscles» le plus fort selon l'expression employée par Gilles Pélisson, le PDG de TF1. Après tout, les menaces de coupure du service et parfois leur mise en application, les déclarations intempestives par médias interposés depuis plusieurs semaines, sont souvent le lot des négociations compliquées dans le monde économique. Mais cette guerre des écrans est tout sauf une bataille de chiffonniers. Elle est même la partie émergée d'un gigantesque iceberg : la rémunération des contenus (vidéo, musique, presse) à l'heure de la numérisation de la société.
Dans ce dossier, chacun avance de bonne foi ses arguments. Les diffuseurs et opérateurs de télécoms, qui investissent massivement dans leurs réseaux et leurs box et sont eux-mêmes en concurrence les uns avec les autres, estiment qu'ils ne vont pas payer maintenant un service qu'ils utilisaient gratuitement jusqu'à présent et dont ils contestent parfois la valeur et l'attractivité pour leurs abonnés. Et ce d'autant plus qu'ils sont eux-mêmes engagés dans la production de contenus à forte valeur ajoutée, que ce soient des émissions, des films ou des séries télé. De l'autre côté, TF1 estime qu'avec un marché publicitaire en passe de basculer complètement sur internet dans les années voire les mois à venir, sa diversification de revenus est une priorité. Et que les nouveaux services qu'il a bâtis ces dernières années (télévision de rattrapage, avant-premières, interactivité, etc.) méritent bien d'être payés, comme cela se fait ailleurs en Europe, comme en Allemagne.
Pour l'heure, l'entêtement des deux parties n'a fait que des perdants. En coupant le signal de TF1 ou en menaçant de le faire, les diffuseurs se privent, quoi qu'ils en disent, de programmes populaires et fédérateurs de la Une, première chaîne d'Europe, au premier rang desquels peut-être la future coupe du monde. Et ils semblent traiter sans grands égards leurs abonnés… TF1 de son côté a subi une chute brutale des audiences de plusieurs de ses programmes et pourrait perdre les budgets publicitaires des diffuseurs…
Dans ce conflit perdant-perdant, il y a pourtant des gagnants : les plateformes de vidéos à la demande comme Netflix ou YouTube qui attirent de plus en plus de Français (+37 % en un an selon le dernier baromètre de Médiamétrie). Des plateformes américaines qui monopolisent une bonne partie de la bande passante des réseaux des diffuseurs, et qui concurrencent frontalement les chaînes de télévision historiques comme TF1. Dès lors il est temps que les acteurs de cette guerre des écrans décident rapidement, avec l'aide des pouvoirs publics en France comme en Europe, un «Yalta» pour définir le juste prix des contenus et la rémunération de chacun.
(Editorial publié dans La Dépêche du vendredi 9 mars 2018)